COPLAS POPULARES [entretien]


entretien avec Cécile Archambeaud, à l’occasion de l’exposition Coplas populares – ¡Adentro! au centre d’art image/imatge du 13 février au 2 mai 2015.


Cécile Archambeaud : Nina, tu es vidéaste, photographe, tu produis aussi des installations, l’image a-t-elle toujours été ton médium privilégié ?

Nina Laisné : J’ai toujours eu un rapport à l’image beaucoup plus facile qu’aux autres médiums, c’est pour cela que je me suis orientée assez naturellement vers la photographie et la vidéo. Ce qui est peut-être plus récent et qui prend de plus en plus de place dans mon travail aujourd’hui, c’est le rapport à la musique, à l’audio. Je suis musicienne depuis longtemps, notamment dans la musique d’Amérique Latine, et j’ai souvent cherché des points de croisement entre ces deux pratiques. C’est d’ailleurs grâce à la musique que j’ai trouvé d’autres alternatives à la narration.

CA : Justement, quel rapport entretiens-tu avec la narration ?

NL : J’utilise la narration comme facteur de trouble. Je préfère une narration fragmentée avec des manques, des contradictions qui vont apporter une complexité, voire une frustration, plutôt que de créer une narration trop linéaire. Je suis fascinée par l’ellipse, je ne tiens pas à tout expliquer. J’essaie de trouver un équilibre instable, fragile, entre plusieurs éléments qui vont initier une narration dont je ne dessine pas les contours. Lorsque je dis que la musique m’offre une alternative indirecte à la narration, ce que je veux souligner c’est le fait que le texte de la chanson amène une histoire parallèle, qui vient enrichir l’image que l’on voit, sans que ces deux éléments soient directement liés l’un à l’autre. Je crée des rencontre inattendues dont surgit une certaine tension. C’est le cas pour mon film En présence (piedad silenciosa) qui est construit autour d’une interprétation musicale en live. La possible narration créée par le texte de la chanson était une alternative plutôt confortable. C’est aussi le cas dans l’installation Esas lágrimas son pocas dont les paroles adultes et douloureuses amènent une étrangeté, un décalage dans la bouche des enfants.

CA : Comment procèdes-tu pour réaliser tes œuvres ? Y a t-il un travail conséquent de recherche et d’écriture en amont ?

NL : En fait, je crois que je suis en perpétuelle recherche de documents ou d’histoires qui pourraient m’inspirer une nouvelle pièce. Je passe un temps infini à redécouvrir des chanteurs oubliés, à chercher des partitions rares ou des documents d’archives qui m’apporteraient des éléments sur une époque que je n’ai pas vécue. Ce qui m’intéresse c’est d’observer comment des motifs se répètent d’une culture à une autre, se transforment, se métissent tout en gardant un tronc commun. Toutes ces recherches nourrissent ma curiosité, mais finalement très peu donneront lieu à une création immédiate. C’est un processus assez long. Une information retient mon attention, puis plusieurs années après, je tombe sur une autre information qui entre en résonance avec la première. Et c’est parfois cette confrontation qui initie les bases d’un projet.

CA : Trois de tes pièces présentées dans l’exposition sont musicales. Peux-tu revenir sur ce choix ?

NL : Mes dernières pièces sont très marquées par la question du déracinement, et plus précisément la mémoire à travers la musique. Je ne suis pas un documentariste, je ne me sens pas totalement un cinéaste, mais peut être dans un entre-deux. Un jeu d’équilibre entre fiction et réalité, soutenu par l’intrusion de la musique. J’avais le sentiment que la musique traditionnelle cristallisait toutes ces questions d’identité, d’intégration sur un territoire étranger. Aborder ces questions sous-jacentes grâce au chant, grâce à une parole qui n’est plus singulière mais collective. Dans Esas lágrimas son pocas, il ne s’agit pas seulement de déracinement mais aussi de transmission. Comment des enfants qui n’ont pas vécu dans leur pays d’origine peuvent être porteurs d’une tradition musicale propre à leur pays ? Y a-t-il eu transmission de génération en génération ? Ce bagage musical a-t-il subi des métissages au fil du temps ? Certains des enfants que j’ai pu filmés sont très à l’aise avec le folklore qu’ils interprètent, tandis que d’autres laissent transparaître une sorte d’inconfort face à ces musiques, et c’est ce qui m’intéressait.

CA : Dans tes films, tu n’as jamais vraiment dirigé de scènes parlées, d’une certaine manière les paroles de chansons se substituent au discours des personnages, pourtant dans tes sérigraphies sur vinyles il s’agit bien de dialogues...

NL : Étonnamment je suis bien plus à l’aise avec la voix chantée que la voix parlée. En effet, pour la première fois j’ai utilisé pour cette œuvre des dialogues, mais ils ne sont pas de ma plume. Il s’agit en fait d’extraits de dialogues de films prononcés par le personnage de Marisol, une enfant star des comédies musicales espagnoles des sixties. Dans chaque film, ces phrases sont au service de la fiction, mais sorties du contexte, ces citations prennent une tournure tout autre. Elles font écho à une controverse qui n’a jamais été éclaircie, et qui ne le sera probablement jamais : l’actrice interprétant Marisol aurait été échangée à la suite de son second film, à l’insu du public.

CA : On aborde ici la question de l’identité et du travestissement qui apparaît à plusieurs reprises dans tes pièces...

NL : Il est vrai que la zone de confusion qu’il peut y avoir entre deux états ou deux personnages m’intéresse beaucoup. Avec un peu de recul, je m’aperçois que le motif du double est très présent dans mon travail. Dans le film En Présence (piedad silenciosa), il y a une dualité étrange entre ce chanteur et cette auditrice. On est face à une personne d’apparence masculine à la voix androgyne, et une femme silencieuse au physique ambigu. Un dialogue s’établit entre eux, au cours duquel l’androgynie auditive par le chant devient alors visuelle avec cette actrice. Dans l’installation Esas lágrimas son pocas on retrouve cette dualité dans le face-à-face des deux écrans. Chaque enfant observe sa propre image, son propre reflet à travers le filtre d’une imagerie Technicolor un peu désuète. Et pour revenir à l’étrange rumeur sur Marisol, la question de la doublure est évidente.

CA : Pourrais-tu revenir sur le contexte qui t’as amené à créer Esas Lagrimas son pocas ?

NL : Dans les années soixante, beaucoup de pays hispanophones ont tournés des comédies musicales avec des enfants star. Bien que le public de l’époque était très admiratif du talent de ces enfants, cela posait aussi la question de l’autonomie de l’enfant. La majeure partie de ces petites stars était surtout le produit d’un producteur ou des parents. Certains enfants ont d’ailleurs arrêté leur carrière, dès qu’ils en ont eu l’occasion. Aujourd’hui, cette fascination pour le talent des enfants existe toujours, bien qu’elle n’emprunte plus les mêmes chemins. C’est désormais à travers une imagerie plus domestique que ce phénomène peut se constater, notamment avec l’apparition de YouTube, où des milliers de parents postent des vidéos de leurs enfants, en espérant créer le buzz. Ce phénomène atteint même les télé-crochets : un mois avant de commencer mon tournage, apparaissait l’émission The Voice Kids totalement dédiée aux enfants chanteurs. Mais en organisant un casting d’enfants je ne suis pas en train de chercher la nouvelle star...

CA : Ce que tu souhaites pointer dans cette installation précisément c’est la manière dont les enfants peuvent être dirigés à outrance et comment un enfant peut devenir un produit marketing, tu parles aussi de l’instrumentalisation de l’enfant et de l’émotion qu’il peut susciter chez le spectateur…

NL : Avec cette installation, je souhaitais déconstruire toute l’artificialité de ces enfants, qu’on a probablement beaucoup dirigé, orienté, mis en scène. Ce projet n’est pas là pour dénoncer ces situations. Il s’agit plutôt d’un constat qui vise à mettre à jour certaines techniques d’interprétations. Lorsqu’on est face à mon installation, je dévoile peu à peu l’artificialité des émotions, le manque de spontanéité, tous les petits détails qui sont habituellement corrigés sur un plateau de cinéma. D’ailleurs, l’installation est pensée en deux temps : le premier est celui du casting ; et le second correspond aux derniers essais, en costume sous une lumière artificielle mimant celle du plateau.

CA : L’artificialité, la mise scène en général c’est quelque chose que tu cherches à dévoiler...

NL : Dans mon travail je ne prétends pas capter frontalement la réalité, comme pourrait le faire un documentaire classique. J’utilise les codes de la fiction pour mettre en place des dispositifs qui simulent le réel. Et c’est parfois dans cet excès de mise en scène, à travers mille artifices, qu’on s’approche de la complexité de la réalité. Je ne cherche pas à dissimuler ces truquages, mais plutôt à les rendre visibles aux yeux des spectateurs. En assumant l’artificialité des dispositifs, je crée des brèches ouvertes sur l’inattendu, le trouble.

CA : La notion d’identité est centrale dans ton travail. Pourrais-tu nous parler de ta vidéo Folk songs qui a été tournée à Chypre ?

NL : Cette pièce a été pensée sur un temps très court. Quand je suis arrivé à Nicosie, je souhaitais rencontrer des personnes émigrées ou victimes de trafficking, pour aborder avec eux la question du déracinement. J’avais à peine une semaine pour mettre en place ce projet. Dans cette urgence, je n’avais aucune possibilité de créer une mise en scène. Il a donc fallu évacuer toute mon approche fictionnelle pour s’orienter vers un geste simple. La question de l’anonymat était bien évidemment au centre de ce film, et pour cela je ne voulais pas avoir recours aux habituels pixels ou décadrages. J’ai donc filmé les personnes interviewées derrière une énorme plante grasse, installée au premier plan. C’est un choix radical qui permet d’obstruer le cadre d’une manière un peu incongrue. Étrangement, ce camouflage laisse voir plus de détails qu’on ne pourrait penser. On devine parfois à travers le feuillage un regard, une mâchoire crispée, une attitude... Derrière cet élément qui pourrait sonner comme une farce, une mauvaise caricature de l’exotisme, se cache aussi un lien entre les différents témoignages. Il se trouve que cette plante existe dans les différents pays des personnes filmées (Somalie, Syrie, Philippines...), mais c’est aussi une plante qui a très bien su s’adapter au climat Chypriote, leur pays d’accueil.

CA : Le titre de l’exposition est Coplas populares — ¡ Adentro !, comment le traduis-tu et pourquoi avoir choisi ce titre ?

NL : La quasi totalité des pièces exposées sont en espagnol d’où le choix d’un titre dans cette langue. Coplas populares pourrait se traduire par Chansons populaires ou Couplets populaires. Ces mots contiennent l’idée de prose. Le sous-titre qui l’accompagne renvoie au séquençage de l’exposition qui se déroule sur deux centres d’art (image/imatge et l’Atelier Estienne). La première est intitulée ¡ Adentro ! et la seconde ¡ Giro final !. Ce sont deux termes issus du folklore argentin qui ouvrent et qui ferment la majeure partie de leurs musiques traditionnelles. Ces indications sont prononcées par les musiciens à destination des danseurs. L’exclamation ¡ Adentro ! ouvre le bal, tandis que ¡ Giro final ! annonce le dernier tour, la boucle finale. C’est une manière d’ouvrir et de fermer la parenthèse autour de ces questions musicales.


 janvier 2015



© Nina Laisné