L’AIR DES INFORTUNÉS [entretien]
entretien avec Sylvie Zavatta, à l’occasion de l’exposition L’air des infortunés au Frac Franche-Comté du 13 octobre 2019 au 12 janvier 2020
L’exposition monographique de Nina Laisné est le fruit d’un dialogue au long cours entre l’artiste et le Frac. Une rencontre d’abord, en 2013, autour de son travail, l’artiste ayant identifié le Frac comme interlocuteur tout indiqué, autour des problématiques du temps et de la musique, qui traversent autant son œuvre que la collection du Frac elle-même depuis 2006. De cette rencontre est d’abord née une invitation en résidence, afin de prendre le temps de se construire une histoire commune. Des lors, les choses étaient en place, le contexte parfait où convergeaient la spécificité d’une collection et la tradition horlogère d’une région. L’exposition L’air des infortunés est quant à elle l’aboutissement de cette résidence qui s’est prolongée pour donner corps à deux œuvres : un mécanisme horloger et un film, conçus par Nina Laisné, qui viendront enrichir la collection du Frac.
Le travail de Nina Laisné se situe au croisement entre photographie, mise en scène vidéo et pratique musicale. Proposant des œuvres empreintes d’une certaine étrangeté, l’artiste se détache d’une narration linéaire et cherche des points de convergence entre musique traditionnelle et langage cinématographique.
L’histoire de la musique s’intègre dans ses œuvres, notamment dans les rapports ambigus qu’elle entretient avec la fiction. Cette intrusion progressive d’éléments musicaux est aussi le reflet d’un goût prononcé pour la pluridisciplinarité, pour le métissage entre les arts et pour les formes hybrides qui peuvent en résulter.
Pour l’exposition au Frac, cet entrelacement se traduit par la production de deux œuvres intimement liées.
La première pièce, produite en collaboration avec la Plateforme technologique microtechniques — prototypage du lycée de Morteau, consiste en une réplique du mécanisme de La Joueuse de tympanon, automate conçu par l’horloger Peter Kintzing et l’ébéniste David Roentgen, et conservé au musée des Arts et Métiers de Paris. Cet automate, offert à Marie-Antoinette en 1785, la représente, assise devant un tympanon loge dans la structure d’un clavecin, frappant les cordes à l’aide de petits martelets. L’étonnante singularité de cet automate réside dans le fait que la musique provient réellement du geste sur l’instrument miniature, et non du mécanisme lui-même. Sous sa robe se cachent de nombreux rouages qui engendrent les mouvements de bras. Ce mécanisme propose une variation de huit mélodies, dont l’une est attribuée à Gluck, l’un des compositeurs favoris de Marie-Antoinette et initiateur du classicisme viennois. Si elle semble être une réplique parfaite du mécanisme, l’œuvre de Nina Laisné en est en réalité une contrefaçon, aux mélodies altérées.
La seconde pièce est une vidéo, produite et acquise par le Frac, qui s’appuie sur la version falsifiée de ce même mécanisme, proposant une réflexion sur les notions de mémoire et d’imposture. L’artiste s’est en effet intéressée aux « faux Louis XVII », nombreux imposteurs qui prétendirent être le dauphin, et notamment à un certain Karl Wilhelm Naundorff, horloger de métier et personnage insaisissable, qui eut de multiples démêlés avec la justice. Dans ce contexte flou, la porosité entre réalité et fiction est prétexte à une ouverture vers une narration fantasmée, où s’entrechoquent preuves réelles et contrefaçons.
Sylvie Zavatta : À tes débuts, tu réalisais essentiellement des photographies, des vidéos et des installations. Puis la dimension sonore a pris de plus en plus d’importance dans tes réalisations. D’où vient cet intérêt et quels sont les registres sonores qui t’intéressent ?
Nina Laisné : A l’origine, je produisais des images silencieuses, déjà fortement marquées par ma cinéphilie, en parallèle je pratiquais la musique traditionnelle d’Argentine au sein d’un quintet de tango et je m’intéressais à la musique baroque. C’est seulement en 2013, avec mon film En présence (piedad silenciosa) que ma pratique de l’image et celle de la musique se sont rencontrées. Depuis cette réalisation, la musique est devenue un élément central, voire même moteur dans mes créations. L’apparition du chant m’a tout d’abord offert une merveilleuse alternative pour ne pas recourir à la forme classique des dialogues, mais a surtout permis qu’une seconde narration se superpose à la première.
J’aime lorsque les temporalités se confondent, que le sens des paroles vient discrètement troubler, perturber, contredire la concrétude des images ; qu’il l’éclaire sous un autre angle. C’est aussi une manière d’amorcer un dialogue entre le présent contemporain dans lequel j’inscris mes films et l’histoire séculaire des mélodies que je convoque. Mon champ d’investigation s’étend principalement du XVIe siècle à nos jours, des folklores de traditions orales aux musiques dites « érudites ». La hiérarchie que l’Histoire nous a imposée a laissé dans l’ombre de véritables trésors. Les mélismes vertigineux d’un chant régional sont à mes oreilles tout aussi fascinants que l’ornementation baroque aux infinies variations.
Cette catégorisation excessive est pour moi difficile à entendre tant leurs frontières sont poreuses. Les motifs circulent beaucoup plus librement dans l’histoire de la musique que ce que l’on prétend.
Les mediums se sont aussi diversifiés et tu viens de réaliser des œuvres en volume. Je pense à 3 cœurs, la très belle pièce que tu avais présentée en 2018 dans le cadre d’Art en chapelles dans le Haut-Doubs, et plus encore au « mécanisme » présenté au sein de l’exposition. Ces objets, d’une grande sophistication, sont-ils pour toi une façon de matérialiser la musique et le temps ?
En effet, les archives historiques dont je m’inspire sont passées au premier plan dans mes réalisations récentes. Ces objets ont une histoire complexe et les informations dont nous disposons sont bien souvent partielles. Je profite des failles qu’ils présentent pour ramener de la fiction entre les certitudes.
En entrant dans l’exposition, j’aime que les spectateurs soient confrontés à des objets dont on ne sait pas à quelle époque ils appartiennent. Au premier regard, ils ont tout l’air de véritables pièces historiques comme on peut en observer dans les musées, et pourtant ils détiennent tous un détail altéré, anachronique, résultat d’un geste contemporain. Comme si ces objets portaient en eux une compression du temps. Ces pièces sont le fruit d’une étroite collaboration avec des personnes qui détiennent des savoir-faire qui ont toute mon admiration. Pour l’installation sonore 3 cœurs, j’ai travaillé avec le luthier espagnol Tino Espada. Il s’agit de trois rosaces de théorbe, montées sur des caisses de résonance, dont la délicatesse des motifs évoque les mélodies qu’elles donnent à entendre.
Le mécanisme de L’air des infortunés a, quant à lui, fait l’objet de trois années de recherches et de dialogue avec Francis Plachta, horloger et professeur en microtechniques, afin d’aboutir à une réplique du mécanisme original la plus fidèle possible, tout en falsifiant l’une de ses huit partitions. La réalisation d’un tel objet était déjà une véritable prouesse technologique à la fin du XVIIIe, ce qui lui a valu sa renommée internationale, mais le reproduire aujourd’hui dans toute sa complexité relève également de l’exploit.
Quelle est la genèse de ce « mécanisme » ?
Le point de départ de L’air des infortunés est la rencontre avec La joueuse de tympanon, au détour du Salon des automates du musée des Arts et Métiers à Paris. Cet androïde, conçu par l’horloger Peter Kintzing et l’ébéniste David Roentgen, a été acquis par Marie-Antoinette en 1785. Il est à l’image de la reine musicienne, assise devant un tympanon rangé dans le « corps » d’un clavecin, qui frappe les cordes à l’aide de petits martelets. Son mécanisme propose une variation de huit airs, choisis selon les gouts de Marie-Antoinette.
Une merveille de précision. Mon grand-père est horloger et j’ai toujours conservé mon regard d’enfant sur ces mystérieux engrenages et les objets qu’ils animent.
Au moment où j’ai découvert l’existence de cet automate, j’étudiais le psaltérion, un instrument cousin du tympanon. Cet objet, qui alliait le savoir-faire horloger et le timbre des cordes frappées, a immédiatement capté toute mon attention. Je lui rendais visite plusieurs fois dans l’année, avec l’envie secrète de lui confier une nouvelle mélodie, et donc de concevoir un nouveau mécanisme.
Au fil de mes lectures, j’ai découvert une romance baptisée Plainte d’une femme auprès du berceau de son fils d’Arnaud Berquin, que Marie-Antoinette chantait à ses enfants pour les endormir. Une berceuse au ton tragique, dont le double sens des paroles résonne étrangement avec le cours de l’Histoire et flirte avec la réalité. Cette partition me semblait idéale pour intégrer la contrefaçon du cylindre. Dans la salle d’exposition, au cœur du mécanisme, les cames déroulent un paysage. Les crêtes et les vallons en sont la partition, et indiquent la hauteur de la note à atteindre. Bien que cet objet soit muet, présenté ici sans son automate, il nous invite à nous perdre dans ses reliefs et à imaginer ses mélodies.
La narration est aussi omniprésente dans ton travail. Comment s’exprime-t-elle dans ton film ? Peux-tu nous en livrer le synopsis ?
Face à ce travail de faussaire, j’ai commencé à me renseigner sur les personnages qui sont entrés dans l’Histoire sous une fausse identité. Peu de temps après la Révolution française, alors que le Dauphin était mort à la prison du Temple, des dizaines d’imposteurs se sont présentes comme étant Louis XVII, prétextant un curieux échange d’enfants durant leur détention. La plus fameuse de ces figures polémiques est un horloger allemand au passé sulfureux, baptisé Karl Wilhelm Naundorff. Il passa sa vie devant les tribunaux pour de multiples affaires : fabrication de fausse monnaie, incendie criminel, tentative de reformer l’Eglise catholique en créant une nouvelle religion portant son nom, et bien sûr usurpation d’identité. En convoquant des souvenirs de sa prétendue enfance, il réussit un temps à convaincre certains nostalgiques, malgré l’opposition générale a l’époque. En plaçant l’action dans un tribunal, mon film s’inspire de ces nombreux procès et propose un rapprochement entre ce personnage trouble et le mécanisme falsifié. Dans une forme proche d’une reconstitution historique, Naundorff fait face aux magistrats et interprète une berceuse tirée de sa mémoire fantasmée.
Peu à peu, la forme du film bifurque pour adopter les codes de l’art lyrique et révéler l’artifice du tournage.
La question de l’identité aussi récurrente. Pourquoi cet intérêt aujourd’hui pour la figure de l’usurpateur ?
La figure de l’usurpateur m’intéresse pour ce qu’elle perturbe dans l’ordre entre véracité et fiction. Elle vient ébranler nos certitudes et questionner ce que l’on croyait authentique. L’instabilité dans laquelle elle nous plonge est, certes, synonyme d’inconfort, mais est aussi fascinante pour l’attention renouvelée qu’elle provoque. L’imposteur n’est en aucun cas la réalité. C’est un semblant de réalité, un trompe-l’œil. En ce sens le motif de l’imposteur rejoint l’essence même du cinéma. Ici, nous sommes face à un acteur, qui emprunte la voix d’un chanteur, et prétend être un personnage historique. Le simple dispositif de mise en scène suffit pour que les spectateurs y croient. Ils ont alors sous les yeux Karl Wilhelm Naundorff, sans voir l’acteur contemporain qui joue un rôle. C’est là toute la magie et la force du cinéma. La mise à distance qui s’opère à la fin du film permet, quant à elle, d’ouvrir les yeux sur ces jeux d’identité.
Le personnage de Naundorff est énigmatique tant il croit à son mirage. Je repense à une formule rencontrée dans l’un de ses plaidoyers ou il réclamait le droit a un nom, une famille, un berceau, une tombe. Bien que ses intentions soient des plus condamnables, c’est peut-être sa quête d’identité qui m’a le plus touchée. Cela pourrait rejoindre certains aspects de mes précédentes pièces comme mon installation vidéo Esas lágrimas son pocas, dans laquelle j’évoque le déracinement d’enfants issus de familles immigrées et la transmission d’une tradition orale ; ou encore les figures incarnées dans le spectacle Romances inciertos, qui vivent avec l’intime conviction d’être un·e autre.
Le contexte particulier de ta résidence au Frac a-t-il été déterminant pour ce projet ?
Cette exposition repose sur un dialogue entre des documents aujourd’hui oubliés ou difficiles d’accès. La période d’investigation s’est donc étirée sur plusieurs années. Un détail trouvé au fond d’un manuscrit peut vous guider vers une autre référence qui à son tour vous renverra vers un nouveau document, un peu à la manière des poupées russes. La quasi-totalité de cette collecte s’est déroulée dans le contexte de ma résidence au Frac. Dès le départ, le passé horloger de Besançon semblait être l’environnement idéal pour l’épanouissement d’un tel projet. Les axes de collection du Frac autour du temps et de la musique, ainsi que la collaboration avec Francis Plachta n’ont fait que confirmer cette intuition. Lors de l’étape de repérage du décor, le choix de la cour d’appel de Besançon m’est apparu comme évident, et ma rencontre avec Myriam Rignol, violiste baroque et enseignante au conservatoire du Grand Besançon a été déterminante dans ce projet. Tout semblait me ramener vers la Franche-Comté.
Tes projets deviennent de plus en plus complexes et les collaborations avec des artistes issus d’autres disciplines sont de plus en plus fréquentes. Avec qui as-tu travaillé pour le projet au Frac ?
Chaque nouveau projet amène de nouvelles rencontres, et c’est précisément ce qui est réjouissant ! En écho à cette idée d’usurpation d’identité, il me semblait intéressant que l’acteur qui apparaît à l’image emprunte la voix de quelqu’un d’autre. C’est pourquoi j’ai confié le rôle de Karl Wilhelm Naundorff à un double casting : l’acteur Cédric Eeckhout et le chanteur Marc Mauillon. Deux artistes bouleversants qui ont su incarner la sensibilité troublée de ce personnage. L’ampleur de ce tournage a été pour moi une toute nouvelle expérience, tant l’effectif de l’équipe sur le plateau était différent de mes précédentes réalisations. Habituellement, je travaille dans un contexte beaucoup plus intimiste, mais finalement l’envergure de ce tournage n’est rien en comparaison avec l’énergie collective déployée et la générosité des participants, des membres de l’équipe technique aux figurants.
Depuis notre rencontre en 2013, la nature de ton travail a nettement évolué. Tu t’es ouverte à la danse lors de ta collaboration avec François Chaignaud pour Romances inciertos et pour Mourn, O Nature!, film que vous avez réalisé ensemble autour de Michael Jackson. Comment s’est opérée cette rencontre avec François Chaignaud et d’où vient ton intérêt pour la danse ? Le film que nous présentons dans l’exposition s’est-il enrichi de cette collaboration ?
Avec François, nous nous sommes rencontrés en 2014 à l’issue d’une représentation de son solo Dumy Moyi. Nous partagions un même rêve, celui de créer une forme scénique qui soit un parfait équilibre entre un concert et un spectacle chorégraphique. Notre goût pour les mélodies anciennes et leurs multiples confluents, et l’envie de cheminer aux côtés de frères et soeurs du passé aux identités changeantes, nous ont aussi rapprochés. J’ai toujours été un spectateur curieux, m’intéressant autant à la danse contemporaine qu’au théâtre, mais rien ne vaut l’expérience du plateau. Au contact de François, mon approche de l’espace scénique s’est affirmée et mes convictions musicales n’en ont été que renforcées. La liberté et l’intensité avec laquelle il embrasse les arts est très inspirante et je garde à l’esprit cet élan même lorsqu’il ne partage pas le plateau avec moi.
Tes derniers projets laissent entrevoir que le cinéma et l’opéra pourraient être des formes que tu souhaiterais à l’avenir expérimenter. Est-ce déjà en germe ?
C’est toujours difficile pour moi de penser en « catégories », comme si l’art contemporain, le cinéma, la musique étaient des pratiques distinctes. En réalité, c’est une question que je me pose assez peu durant la phase de production de mes pièces. J’emprunte des codes à chacun de ces arts. C’est pourquoi j’ai déjà la sensation d’avoir un pied dans le monde du cinéma et de l’opéra. Mais si l’on parle de long-métrage, oui, bien sûr, c’est un format qui me tente énormément.
Déployer une histoire sur une durée plus ample m’intéresse. Un projet est d’ailleurs en cours d’écriture. L’opéra en tant qu’expression d’un art total m’attire aussi beaucoup. C’est l’union de la musique, de la danse et de la mise en scène par excellence. En ce sens, Romances inciertos était déjà une forme proche d’un opéra ; mais si un jour, j’aborde des répertoires plus classiques, je crois que je le ferai toujours avec autant de liberté. Je conserverai mon regard transversal.
Pour finir, quelle est, en écho à ton exposition, la Bibliothèque idéale que tu vas proposer aux visiteurs ?
J’ai choisi neuf livres qui m’ont bouleversée à des moments différents de ma vie. Je les vois comme une constellation de bonnes étoiles qui m’accompagnent et éclairent ma route. Une sorte de famille avec qui nous partagerions des affinités, certains étant passés par là il y a déjà plusieurs décennies, comme Pier Paolo Pasolini, Virginia Woolf ou Atahualpa Yupanqui, ou d’autres plus contemporains. Je pense à Gil de Célia Houdart, un texte d’une merveilleuse délicatesse sur une voix lyrique qui se découvre et s’épanouit au cœur d’une histoire de la musique renouvelée. Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger est, quant à lui, un fascinant tissage en trois temps qui convoque l’actrice-réalisatrice qu’était la femme d’Elia Kazan, le personnage de fiction qu’elle interprète dans son film Wanda et le temps présent de l’autrice qui se reflète dans les pas de Barbara Loden. Et comment ne pas évoquer Le spectateur qui en savait trop de Mark Rappaport qui m’a transmis le gout de glisser de la fiction dans une Histoire du cinéma parfois trop officielle, et qui ne nous est que trop familière.
entretien avec Sylvie Zavatta, à l’occasion de l’exposition L’air des infortunés au Frac Franche-Comté du 13 octobre 2019 au 12 janvier 2020
L’exposition monographique de Nina Laisné est le fruit d’un dialogue au long cours entre l’artiste et le Frac. Une rencontre d’abord, en 2013, autour de son travail, l’artiste ayant identifié le Frac comme interlocuteur tout indiqué, autour des problématiques du temps et de la musique, qui traversent autant son œuvre que la collection du Frac elle-même depuis 2006. De cette rencontre est d’abord née une invitation en résidence, afin de prendre le temps de se construire une histoire commune. Des lors, les choses étaient en place, le contexte parfait où convergeaient la spécificité d’une collection et la tradition horlogère d’une région. L’exposition L’air des infortunés est quant à elle l’aboutissement de cette résidence qui s’est prolongée pour donner corps à deux œuvres : un mécanisme horloger et un film, conçus par Nina Laisné, qui viendront enrichir la collection du Frac.
Le travail de Nina Laisné se situe au croisement entre photographie, mise en scène vidéo et pratique musicale. Proposant des œuvres empreintes d’une certaine étrangeté, l’artiste se détache d’une narration linéaire et cherche des points de convergence entre musique traditionnelle et langage cinématographique.
L’histoire de la musique s’intègre dans ses œuvres, notamment dans les rapports ambigus qu’elle entretient avec la fiction. Cette intrusion progressive d’éléments musicaux est aussi le reflet d’un goût prononcé pour la pluridisciplinarité, pour le métissage entre les arts et pour les formes hybrides qui peuvent en résulter.
Pour l’exposition au Frac, cet entrelacement se traduit par la production de deux œuvres intimement liées.
La première pièce, produite en collaboration avec la Plateforme technologique microtechniques — prototypage du lycée de Morteau, consiste en une réplique du mécanisme de La Joueuse de tympanon, automate conçu par l’horloger Peter Kintzing et l’ébéniste David Roentgen, et conservé au musée des Arts et Métiers de Paris. Cet automate, offert à Marie-Antoinette en 1785, la représente, assise devant un tympanon loge dans la structure d’un clavecin, frappant les cordes à l’aide de petits martelets. L’étonnante singularité de cet automate réside dans le fait que la musique provient réellement du geste sur l’instrument miniature, et non du mécanisme lui-même. Sous sa robe se cachent de nombreux rouages qui engendrent les mouvements de bras. Ce mécanisme propose une variation de huit mélodies, dont l’une est attribuée à Gluck, l’un des compositeurs favoris de Marie-Antoinette et initiateur du classicisme viennois. Si elle semble être une réplique parfaite du mécanisme, l’œuvre de Nina Laisné en est en réalité une contrefaçon, aux mélodies altérées.
La seconde pièce est une vidéo, produite et acquise par le Frac, qui s’appuie sur la version falsifiée de ce même mécanisme, proposant une réflexion sur les notions de mémoire et d’imposture. L’artiste s’est en effet intéressée aux « faux Louis XVII », nombreux imposteurs qui prétendirent être le dauphin, et notamment à un certain Karl Wilhelm Naundorff, horloger de métier et personnage insaisissable, qui eut de multiples démêlés avec la justice. Dans ce contexte flou, la porosité entre réalité et fiction est prétexte à une ouverture vers une narration fantasmée, où s’entrechoquent preuves réelles et contrefaçons.
Sylvie Zavatta : À tes débuts, tu réalisais essentiellement des photographies, des vidéos et des installations. Puis la dimension sonore a pris de plus en plus d’importance dans tes réalisations. D’où vient cet intérêt et quels sont les registres sonores qui t’intéressent ?
Nina Laisné : A l’origine, je produisais des images silencieuses, déjà fortement marquées par ma cinéphilie, en parallèle je pratiquais la musique traditionnelle d’Argentine au sein d’un quintet de tango et je m’intéressais à la musique baroque. C’est seulement en 2013, avec mon film En présence (piedad silenciosa) que ma pratique de l’image et celle de la musique se sont rencontrées. Depuis cette réalisation, la musique est devenue un élément central, voire même moteur dans mes créations. L’apparition du chant m’a tout d’abord offert une merveilleuse alternative pour ne pas recourir à la forme classique des dialogues, mais a surtout permis qu’une seconde narration se superpose à la première.
J’aime lorsque les temporalités se confondent, que le sens des paroles vient discrètement troubler, perturber, contredire la concrétude des images ; qu’il l’éclaire sous un autre angle. C’est aussi une manière d’amorcer un dialogue entre le présent contemporain dans lequel j’inscris mes films et l’histoire séculaire des mélodies que je convoque. Mon champ d’investigation s’étend principalement du XVIe siècle à nos jours, des folklores de traditions orales aux musiques dites « érudites ». La hiérarchie que l’Histoire nous a imposée a laissé dans l’ombre de véritables trésors. Les mélismes vertigineux d’un chant régional sont à mes oreilles tout aussi fascinants que l’ornementation baroque aux infinies variations.
Cette catégorisation excessive est pour moi difficile à entendre tant leurs frontières sont poreuses. Les motifs circulent beaucoup plus librement dans l’histoire de la musique que ce que l’on prétend.
Les mediums se sont aussi diversifiés et tu viens de réaliser des œuvres en volume. Je pense à 3 cœurs, la très belle pièce que tu avais présentée en 2018 dans le cadre d’Art en chapelles dans le Haut-Doubs, et plus encore au « mécanisme » présenté au sein de l’exposition. Ces objets, d’une grande sophistication, sont-ils pour toi une façon de matérialiser la musique et le temps ?
En effet, les archives historiques dont je m’inspire sont passées au premier plan dans mes réalisations récentes. Ces objets ont une histoire complexe et les informations dont nous disposons sont bien souvent partielles. Je profite des failles qu’ils présentent pour ramener de la fiction entre les certitudes.
En entrant dans l’exposition, j’aime que les spectateurs soient confrontés à des objets dont on ne sait pas à quelle époque ils appartiennent. Au premier regard, ils ont tout l’air de véritables pièces historiques comme on peut en observer dans les musées, et pourtant ils détiennent tous un détail altéré, anachronique, résultat d’un geste contemporain. Comme si ces objets portaient en eux une compression du temps. Ces pièces sont le fruit d’une étroite collaboration avec des personnes qui détiennent des savoir-faire qui ont toute mon admiration. Pour l’installation sonore 3 cœurs, j’ai travaillé avec le luthier espagnol Tino Espada. Il s’agit de trois rosaces de théorbe, montées sur des caisses de résonance, dont la délicatesse des motifs évoque les mélodies qu’elles donnent à entendre.
Le mécanisme de L’air des infortunés a, quant à lui, fait l’objet de trois années de recherches et de dialogue avec Francis Plachta, horloger et professeur en microtechniques, afin d’aboutir à une réplique du mécanisme original la plus fidèle possible, tout en falsifiant l’une de ses huit partitions. La réalisation d’un tel objet était déjà une véritable prouesse technologique à la fin du XVIIIe, ce qui lui a valu sa renommée internationale, mais le reproduire aujourd’hui dans toute sa complexité relève également de l’exploit.
Quelle est la genèse de ce « mécanisme » ?
Le point de départ de L’air des infortunés est la rencontre avec La joueuse de tympanon, au détour du Salon des automates du musée des Arts et Métiers à Paris. Cet androïde, conçu par l’horloger Peter Kintzing et l’ébéniste David Roentgen, a été acquis par Marie-Antoinette en 1785. Il est à l’image de la reine musicienne, assise devant un tympanon rangé dans le « corps » d’un clavecin, qui frappe les cordes à l’aide de petits martelets. Son mécanisme propose une variation de huit airs, choisis selon les gouts de Marie-Antoinette.
Une merveille de précision. Mon grand-père est horloger et j’ai toujours conservé mon regard d’enfant sur ces mystérieux engrenages et les objets qu’ils animent.
Au moment où j’ai découvert l’existence de cet automate, j’étudiais le psaltérion, un instrument cousin du tympanon. Cet objet, qui alliait le savoir-faire horloger et le timbre des cordes frappées, a immédiatement capté toute mon attention. Je lui rendais visite plusieurs fois dans l’année, avec l’envie secrète de lui confier une nouvelle mélodie, et donc de concevoir un nouveau mécanisme.
Au fil de mes lectures, j’ai découvert une romance baptisée Plainte d’une femme auprès du berceau de son fils d’Arnaud Berquin, que Marie-Antoinette chantait à ses enfants pour les endormir. Une berceuse au ton tragique, dont le double sens des paroles résonne étrangement avec le cours de l’Histoire et flirte avec la réalité. Cette partition me semblait idéale pour intégrer la contrefaçon du cylindre. Dans la salle d’exposition, au cœur du mécanisme, les cames déroulent un paysage. Les crêtes et les vallons en sont la partition, et indiquent la hauteur de la note à atteindre. Bien que cet objet soit muet, présenté ici sans son automate, il nous invite à nous perdre dans ses reliefs et à imaginer ses mélodies.
La narration est aussi omniprésente dans ton travail. Comment s’exprime-t-elle dans ton film ? Peux-tu nous en livrer le synopsis ?
Face à ce travail de faussaire, j’ai commencé à me renseigner sur les personnages qui sont entrés dans l’Histoire sous une fausse identité. Peu de temps après la Révolution française, alors que le Dauphin était mort à la prison du Temple, des dizaines d’imposteurs se sont présentes comme étant Louis XVII, prétextant un curieux échange d’enfants durant leur détention. La plus fameuse de ces figures polémiques est un horloger allemand au passé sulfureux, baptisé Karl Wilhelm Naundorff. Il passa sa vie devant les tribunaux pour de multiples affaires : fabrication de fausse monnaie, incendie criminel, tentative de reformer l’Eglise catholique en créant une nouvelle religion portant son nom, et bien sûr usurpation d’identité. En convoquant des souvenirs de sa prétendue enfance, il réussit un temps à convaincre certains nostalgiques, malgré l’opposition générale a l’époque. En plaçant l’action dans un tribunal, mon film s’inspire de ces nombreux procès et propose un rapprochement entre ce personnage trouble et le mécanisme falsifié. Dans une forme proche d’une reconstitution historique, Naundorff fait face aux magistrats et interprète une berceuse tirée de sa mémoire fantasmée.
Peu à peu, la forme du film bifurque pour adopter les codes de l’art lyrique et révéler l’artifice du tournage.
La question de l’identité aussi récurrente. Pourquoi cet intérêt aujourd’hui pour la figure de l’usurpateur ?
La figure de l’usurpateur m’intéresse pour ce qu’elle perturbe dans l’ordre entre véracité et fiction. Elle vient ébranler nos certitudes et questionner ce que l’on croyait authentique. L’instabilité dans laquelle elle nous plonge est, certes, synonyme d’inconfort, mais est aussi fascinante pour l’attention renouvelée qu’elle provoque. L’imposteur n’est en aucun cas la réalité. C’est un semblant de réalité, un trompe-l’œil. En ce sens le motif de l’imposteur rejoint l’essence même du cinéma. Ici, nous sommes face à un acteur, qui emprunte la voix d’un chanteur, et prétend être un personnage historique. Le simple dispositif de mise en scène suffit pour que les spectateurs y croient. Ils ont alors sous les yeux Karl Wilhelm Naundorff, sans voir l’acteur contemporain qui joue un rôle. C’est là toute la magie et la force du cinéma. La mise à distance qui s’opère à la fin du film permet, quant à elle, d’ouvrir les yeux sur ces jeux d’identité.
Le personnage de Naundorff est énigmatique tant il croit à son mirage. Je repense à une formule rencontrée dans l’un de ses plaidoyers ou il réclamait le droit a un nom, une famille, un berceau, une tombe. Bien que ses intentions soient des plus condamnables, c’est peut-être sa quête d’identité qui m’a le plus touchée. Cela pourrait rejoindre certains aspects de mes précédentes pièces comme mon installation vidéo Esas lágrimas son pocas, dans laquelle j’évoque le déracinement d’enfants issus de familles immigrées et la transmission d’une tradition orale ; ou encore les figures incarnées dans le spectacle Romances inciertos, qui vivent avec l’intime conviction d’être un·e autre.
Le contexte particulier de ta résidence au Frac a-t-il été déterminant pour ce projet ?
Cette exposition repose sur un dialogue entre des documents aujourd’hui oubliés ou difficiles d’accès. La période d’investigation s’est donc étirée sur plusieurs années. Un détail trouvé au fond d’un manuscrit peut vous guider vers une autre référence qui à son tour vous renverra vers un nouveau document, un peu à la manière des poupées russes. La quasi-totalité de cette collecte s’est déroulée dans le contexte de ma résidence au Frac. Dès le départ, le passé horloger de Besançon semblait être l’environnement idéal pour l’épanouissement d’un tel projet. Les axes de collection du Frac autour du temps et de la musique, ainsi que la collaboration avec Francis Plachta n’ont fait que confirmer cette intuition. Lors de l’étape de repérage du décor, le choix de la cour d’appel de Besançon m’est apparu comme évident, et ma rencontre avec Myriam Rignol, violiste baroque et enseignante au conservatoire du Grand Besançon a été déterminante dans ce projet. Tout semblait me ramener vers la Franche-Comté.
Tes projets deviennent de plus en plus complexes et les collaborations avec des artistes issus d’autres disciplines sont de plus en plus fréquentes. Avec qui as-tu travaillé pour le projet au Frac ?
Chaque nouveau projet amène de nouvelles rencontres, et c’est précisément ce qui est réjouissant ! En écho à cette idée d’usurpation d’identité, il me semblait intéressant que l’acteur qui apparaît à l’image emprunte la voix de quelqu’un d’autre. C’est pourquoi j’ai confié le rôle de Karl Wilhelm Naundorff à un double casting : l’acteur Cédric Eeckhout et le chanteur Marc Mauillon. Deux artistes bouleversants qui ont su incarner la sensibilité troublée de ce personnage. L’ampleur de ce tournage a été pour moi une toute nouvelle expérience, tant l’effectif de l’équipe sur le plateau était différent de mes précédentes réalisations. Habituellement, je travaille dans un contexte beaucoup plus intimiste, mais finalement l’envergure de ce tournage n’est rien en comparaison avec l’énergie collective déployée et la générosité des participants, des membres de l’équipe technique aux figurants.
Depuis notre rencontre en 2013, la nature de ton travail a nettement évolué. Tu t’es ouverte à la danse lors de ta collaboration avec François Chaignaud pour Romances inciertos et pour Mourn, O Nature!, film que vous avez réalisé ensemble autour de Michael Jackson. Comment s’est opérée cette rencontre avec François Chaignaud et d’où vient ton intérêt pour la danse ? Le film que nous présentons dans l’exposition s’est-il enrichi de cette collaboration ?
Avec François, nous nous sommes rencontrés en 2014 à l’issue d’une représentation de son solo Dumy Moyi. Nous partagions un même rêve, celui de créer une forme scénique qui soit un parfait équilibre entre un concert et un spectacle chorégraphique. Notre goût pour les mélodies anciennes et leurs multiples confluents, et l’envie de cheminer aux côtés de frères et soeurs du passé aux identités changeantes, nous ont aussi rapprochés. J’ai toujours été un spectateur curieux, m’intéressant autant à la danse contemporaine qu’au théâtre, mais rien ne vaut l’expérience du plateau. Au contact de François, mon approche de l’espace scénique s’est affirmée et mes convictions musicales n’en ont été que renforcées. La liberté et l’intensité avec laquelle il embrasse les arts est très inspirante et je garde à l’esprit cet élan même lorsqu’il ne partage pas le plateau avec moi.
Tes derniers projets laissent entrevoir que le cinéma et l’opéra pourraient être des formes que tu souhaiterais à l’avenir expérimenter. Est-ce déjà en germe ?
C’est toujours difficile pour moi de penser en « catégories », comme si l’art contemporain, le cinéma, la musique étaient des pratiques distinctes. En réalité, c’est une question que je me pose assez peu durant la phase de production de mes pièces. J’emprunte des codes à chacun de ces arts. C’est pourquoi j’ai déjà la sensation d’avoir un pied dans le monde du cinéma et de l’opéra. Mais si l’on parle de long-métrage, oui, bien sûr, c’est un format qui me tente énormément.
Déployer une histoire sur une durée plus ample m’intéresse. Un projet est d’ailleurs en cours d’écriture. L’opéra en tant qu’expression d’un art total m’attire aussi beaucoup. C’est l’union de la musique, de la danse et de la mise en scène par excellence. En ce sens, Romances inciertos était déjà une forme proche d’un opéra ; mais si un jour, j’aborde des répertoires plus classiques, je crois que je le ferai toujours avec autant de liberté. Je conserverai mon regard transversal.
Pour finir, quelle est, en écho à ton exposition, la Bibliothèque idéale que tu vas proposer aux visiteurs ?
J’ai choisi neuf livres qui m’ont bouleversée à des moments différents de ma vie. Je les vois comme une constellation de bonnes étoiles qui m’accompagnent et éclairent ma route. Une sorte de famille avec qui nous partagerions des affinités, certains étant passés par là il y a déjà plusieurs décennies, comme Pier Paolo Pasolini, Virginia Woolf ou Atahualpa Yupanqui, ou d’autres plus contemporains. Je pense à Gil de Célia Houdart, un texte d’une merveilleuse délicatesse sur une voix lyrique qui se découvre et s’épanouit au cœur d’une histoire de la musique renouvelée. Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger est, quant à lui, un fascinant tissage en trois temps qui convoque l’actrice-réalisatrice qu’était la femme d’Elia Kazan, le personnage de fiction qu’elle interprète dans son film Wanda et le temps présent de l’autrice qui se reflète dans les pas de Barbara Loden. Et comment ne pas évoquer Le spectateur qui en savait trop de Mark Rappaport qui m’a transmis le gout de glisser de la fiction dans une Histoire du cinéma parfois trop officielle, et qui ne nous est que trop familière.
propos recueillis en septembre 2019
© Nina Laisné