UN BAROQUE INTRANQUILLE
par Fabien Cavaillé
Artiste aux multiples moyens d’expression, Nina Laisné est guitariste, vidéaste, photographe, plasticienne, arrangeuse de musique, metteuse en scène, productrice de disques. Depuis près de douze ans, elle construit une œuvre cohérente et en mouvement, entre exposition et performance scénique. La musique populaire et la musique baroque y occupent une place centrale et contribuent, avec le travail des images, à des narrations troublantes qu’on pourrait désigner comme des romances incertains pour reprendre et traduire le titre espagnol d’un de ses spectacles. En arrangeant elle-même des musiques venues d’ailleurs ou d’autrefois, en convoquant librement la mémoire iconographique, Nina Laisné décontenance le regard et l’écoute. Elle imagine des histoires polysémiques qui racontent les aventures du métissage musical et de la transformation des êtres. Une de ses premières œuvres pose les bases de son imaginaire et de son interprétation singulière du baroque. Dans En présence (piedad silenciosa), un film musical de 2013, les répertoires et les timbres se croisent et s’échangent tandis qu’à l’image, on hésite sur l’identité des personnages et sur les relations qui se nouent entre eux. Cela se passe dans un théâtre vide, des musiciens baroques et un tenorino répètent des chansons vénézuéliennes jouées sur instruments anciens. Une jeune femme, à la silhouette androgyne, se glisse dans la salle ; elle regarde, écoute et se laisse bouleverser par l’histoire chantée d’une adolescente enceinte, fécondée par le vent. Très peu de signes de ce qui se passe en elle affleurent sur son visage ; le sens reste ouvert. Le cosmique et l’intime s’entremêlent, comme le baroque et le populaire ou l’Europe et l’Amérique. La spectatrice ou le spectateur oscille entre l’incertitude qui fait trembler l’interprétation et l’émotion produite par la musique et l’économie de la mise en scène.
Depuis ce film qu’on pourrait regarder comme la scène originelle de son travail, Nina Laisné tire les fils de ces croisements et de ces hybridations, aussi bien pour la musique que pour les figures et les narrations qu’elle invente. Le spectacle Romances inciertos, un autre Orlando (2017), qu’elle conçoit et met en scène avec le danseur et chorégraphe François Chaignaud, prolonge à grande échelle certaines pistes ouvertes par En présence (piedad silenciosa). Un quatuor d’instrumentistes venus des musiques baroque et traditionnelle interprète une partition complexe, empruntée au monde ibérique des XVIe et XVIIe siècles, ils font se rencontrer le bandonéon et la viole, le théorbe et la percussion. Au milieu d’eux, François Chaignaud danse, chante, donne un corps et une voix à trois figures aux identités ambiguës : la jeune fille guerrière, l’archange saint Michel et la Tarara, la gitane andalouse aux charmes obscurs. À mesure que le danseur traverse ces différentes figures et en fait varier le genre, il recourt à différentes techniques qui réclament virtuosité et don de soi. Parfois monté sur des échasses ou sur des pointes, François Chaignaud donne à ses personnages une palette étendue de couleurs, il les rend désirables et inquiétants, magnifiques, vulnérables ou tragiques. L’hybridation des styles participe à la diffraction des identités et au voyage temporel que dessine le spectacle, passant des guerres du XVIIe siècle au temps de Garcia Lorca. Car les frontières s’estompent, les époques s’interpénètrent ou se superposent, notamment par le biais de la scénographie. Quatre toiles peintes qui évoquent l’art des paysages du XVIe siècle, bornent l’espace de jeu comme quatre tapisseries d’un autre temps, tandis que devant elles, la vitalité des interprètes explose. L’ancien et le vivant entrent en confrontation.
Si le flottement des identités apparait dès ses premières œuvres, Nina Laisné ne cesse d’en explorer les formes et d’en interroger les trajectoires. Elle déplace ainsi le dialogue qu’elle entretient avec les sources historiques et l’Histoire elle-même dans L’Air des infortunés (2019). Il s’agit d’un ensemble de trois œuvres qui comprend notamment un court-métrage où Nina Laisné joue avec les codes de l’opéra, du film musical et du film historique.L’Air des infortunés est construit autour de la Joueuse de tympanon,un automate de Marie-Antoinette conservé au musée des Arts et Métiers, et de la figure de l’imposteur Karl Wilhelm Naundorff qui, après la Révolution, se fit passer pour Louis XVII et qui s’inventa une vie imaginaire devant les tribunaux. Dans le film, le motif de la falsification se noue au brouillage du fictif et de l’historique, aux décalages et aux mises en abyme : tout interroge le public sur ce qui fait vérité mais aussi sur ce qu’est l’Histoire. Les temporalités se recouvrent les unes les autres et se révèlent parfois par en-dessous, quand on découvre que le tribunal où l’on juge Naundorff est un décor de cinéma ou bien quand, au terme d’un long travelling, la caméra nous plonge au cœur de la Révolution française. Au centre de ce jeu de brouillage, il y a une berceuse poignante, chantée en off par Marc Mauillon, une vraie-fausse chanson du XVIIIe siècle arrangée par Nina Laisné à partir d’une base harmonique du temps de Marie-Antoinette. Par le pastiche, le geste artistique décline à sa façon les thèmes de la falsification et de l’imposture. À partir du flottement introduit par l’usurpation d’identités, l’artiste perturbe tous nos repères narratifs et trouble ainsi l’émotion qui naît de la musique.
L’interrogation identitaire a pris récemment un tour nouveau dans le travail de Nina Laisné. Après les fluctuations du masculin et du féminin ou celles de la mythomanie, elle interroge à présent la labilité des catégories entre humain et non-humain. Elle déplace aussi ses romances des épopées individuelles vers les mythologies antiques, chrétiennes ou indiennes. Frati uccelli, l’installation qu’elle a réalisée à l’été 2023 au monastère de Saorge, à la frontière de la France et de l’Italie, prend sa source dans les récits mystiques des Franciscains et leur relation aux oiseaux. Nina Laisné tire de ces histoires de visions et de lévitations un cycle pictural dans le style paysager de la Renaissance où les frères révèlent des plumes et des becs sous leur robe de bure. Cette métamorphose de l’humain et de l’animal apparaissait déjà dans le dernier spectacle de Nina Laisné, Arca ostinata (2022), conçu pour le théorbiste Daniel Zapico. Dans ce récital-installation fantasmagorique, une gigantesque structure de bois se déplie au fil du concert et fait apparaître des figures chimériques – sirènes, oiseaux fantastiques, monstres – auxquelles le musicien lui-même finit par ressembler. Tout en cultivant le goût de l’artiste pour les mécanismes, cette rêverie autour du théorbe et de son répertoire se nourrit des mythes d’ici et d’ailleurs, pleins d’animaux fabuleux, d’hybrides qui recomposent les espèces du vivant et réinventent le cosmos. Aux pièces musicales du XVIIe siècle répondent des compositions d’images, tirées d’enluminures médiévales ou de gravures renaissantes, projetées sur la structure en bois comme une lanterne magique. Et dans l’hésitation entre l’enchantement des légendes et la fascination archaïque des monstres, se loge une nouvelle incertitude.
À rebours de toute reconstitution, Nina Laisné a développé un rapport sensible et profond avec les sources historiques, qu’il s’agisse d’objets ou de partitions anciennes, d’iconographie sacrée ou profane, de récits, de poèmes ou de personnages. Elle invente à partir de ces traces issues du XVIe ou du XVIIe siècle, en jouant avec les vides qu’elles offrent comme autant de potentialités narratives, plastiques ou musicales. L’artiste affirme ainsi son désir d’inventer des visions alternatives de l’Histoire qui circulent dans une temporalité non-linéaire, qui redessinent la carte du monde et décloisonnent les identités. Les romancesincertains de Nina Laisné témoignent d’un rapport neuf et libre au baroque.
par Fabien Cavaillé
Artiste aux multiples moyens d’expression, Nina Laisné est guitariste, vidéaste, photographe, plasticienne, arrangeuse de musique, metteuse en scène, productrice de disques. Depuis près de douze ans, elle construit une œuvre cohérente et en mouvement, entre exposition et performance scénique. La musique populaire et la musique baroque y occupent une place centrale et contribuent, avec le travail des images, à des narrations troublantes qu’on pourrait désigner comme des romances incertains pour reprendre et traduire le titre espagnol d’un de ses spectacles. En arrangeant elle-même des musiques venues d’ailleurs ou d’autrefois, en convoquant librement la mémoire iconographique, Nina Laisné décontenance le regard et l’écoute. Elle imagine des histoires polysémiques qui racontent les aventures du métissage musical et de la transformation des êtres. Une de ses premières œuvres pose les bases de son imaginaire et de son interprétation singulière du baroque. Dans En présence (piedad silenciosa), un film musical de 2013, les répertoires et les timbres se croisent et s’échangent tandis qu’à l’image, on hésite sur l’identité des personnages et sur les relations qui se nouent entre eux. Cela se passe dans un théâtre vide, des musiciens baroques et un tenorino répètent des chansons vénézuéliennes jouées sur instruments anciens. Une jeune femme, à la silhouette androgyne, se glisse dans la salle ; elle regarde, écoute et se laisse bouleverser par l’histoire chantée d’une adolescente enceinte, fécondée par le vent. Très peu de signes de ce qui se passe en elle affleurent sur son visage ; le sens reste ouvert. Le cosmique et l’intime s’entremêlent, comme le baroque et le populaire ou l’Europe et l’Amérique. La spectatrice ou le spectateur oscille entre l’incertitude qui fait trembler l’interprétation et l’émotion produite par la musique et l’économie de la mise en scène.
Depuis ce film qu’on pourrait regarder comme la scène originelle de son travail, Nina Laisné tire les fils de ces croisements et de ces hybridations, aussi bien pour la musique que pour les figures et les narrations qu’elle invente. Le spectacle Romances inciertos, un autre Orlando (2017), qu’elle conçoit et met en scène avec le danseur et chorégraphe François Chaignaud, prolonge à grande échelle certaines pistes ouvertes par En présence (piedad silenciosa). Un quatuor d’instrumentistes venus des musiques baroque et traditionnelle interprète une partition complexe, empruntée au monde ibérique des XVIe et XVIIe siècles, ils font se rencontrer le bandonéon et la viole, le théorbe et la percussion. Au milieu d’eux, François Chaignaud danse, chante, donne un corps et une voix à trois figures aux identités ambiguës : la jeune fille guerrière, l’archange saint Michel et la Tarara, la gitane andalouse aux charmes obscurs. À mesure que le danseur traverse ces différentes figures et en fait varier le genre, il recourt à différentes techniques qui réclament virtuosité et don de soi. Parfois monté sur des échasses ou sur des pointes, François Chaignaud donne à ses personnages une palette étendue de couleurs, il les rend désirables et inquiétants, magnifiques, vulnérables ou tragiques. L’hybridation des styles participe à la diffraction des identités et au voyage temporel que dessine le spectacle, passant des guerres du XVIIe siècle au temps de Garcia Lorca. Car les frontières s’estompent, les époques s’interpénètrent ou se superposent, notamment par le biais de la scénographie. Quatre toiles peintes qui évoquent l’art des paysages du XVIe siècle, bornent l’espace de jeu comme quatre tapisseries d’un autre temps, tandis que devant elles, la vitalité des interprètes explose. L’ancien et le vivant entrent en confrontation.
Si le flottement des identités apparait dès ses premières œuvres, Nina Laisné ne cesse d’en explorer les formes et d’en interroger les trajectoires. Elle déplace ainsi le dialogue qu’elle entretient avec les sources historiques et l’Histoire elle-même dans L’Air des infortunés (2019). Il s’agit d’un ensemble de trois œuvres qui comprend notamment un court-métrage où Nina Laisné joue avec les codes de l’opéra, du film musical et du film historique.L’Air des infortunés est construit autour de la Joueuse de tympanon,un automate de Marie-Antoinette conservé au musée des Arts et Métiers, et de la figure de l’imposteur Karl Wilhelm Naundorff qui, après la Révolution, se fit passer pour Louis XVII et qui s’inventa une vie imaginaire devant les tribunaux. Dans le film, le motif de la falsification se noue au brouillage du fictif et de l’historique, aux décalages et aux mises en abyme : tout interroge le public sur ce qui fait vérité mais aussi sur ce qu’est l’Histoire. Les temporalités se recouvrent les unes les autres et se révèlent parfois par en-dessous, quand on découvre que le tribunal où l’on juge Naundorff est un décor de cinéma ou bien quand, au terme d’un long travelling, la caméra nous plonge au cœur de la Révolution française. Au centre de ce jeu de brouillage, il y a une berceuse poignante, chantée en off par Marc Mauillon, une vraie-fausse chanson du XVIIIe siècle arrangée par Nina Laisné à partir d’une base harmonique du temps de Marie-Antoinette. Par le pastiche, le geste artistique décline à sa façon les thèmes de la falsification et de l’imposture. À partir du flottement introduit par l’usurpation d’identités, l’artiste perturbe tous nos repères narratifs et trouble ainsi l’émotion qui naît de la musique.
L’interrogation identitaire a pris récemment un tour nouveau dans le travail de Nina Laisné. Après les fluctuations du masculin et du féminin ou celles de la mythomanie, elle interroge à présent la labilité des catégories entre humain et non-humain. Elle déplace aussi ses romances des épopées individuelles vers les mythologies antiques, chrétiennes ou indiennes. Frati uccelli, l’installation qu’elle a réalisée à l’été 2023 au monastère de Saorge, à la frontière de la France et de l’Italie, prend sa source dans les récits mystiques des Franciscains et leur relation aux oiseaux. Nina Laisné tire de ces histoires de visions et de lévitations un cycle pictural dans le style paysager de la Renaissance où les frères révèlent des plumes et des becs sous leur robe de bure. Cette métamorphose de l’humain et de l’animal apparaissait déjà dans le dernier spectacle de Nina Laisné, Arca ostinata (2022), conçu pour le théorbiste Daniel Zapico. Dans ce récital-installation fantasmagorique, une gigantesque structure de bois se déplie au fil du concert et fait apparaître des figures chimériques – sirènes, oiseaux fantastiques, monstres – auxquelles le musicien lui-même finit par ressembler. Tout en cultivant le goût de l’artiste pour les mécanismes, cette rêverie autour du théorbe et de son répertoire se nourrit des mythes d’ici et d’ailleurs, pleins d’animaux fabuleux, d’hybrides qui recomposent les espèces du vivant et réinventent le cosmos. Aux pièces musicales du XVIIe siècle répondent des compositions d’images, tirées d’enluminures médiévales ou de gravures renaissantes, projetées sur la structure en bois comme une lanterne magique. Et dans l’hésitation entre l’enchantement des légendes et la fascination archaïque des monstres, se loge une nouvelle incertitude.
À rebours de toute reconstitution, Nina Laisné a développé un rapport sensible et profond avec les sources historiques, qu’il s’agisse d’objets ou de partitions anciennes, d’iconographie sacrée ou profane, de récits, de poèmes ou de personnages. Elle invente à partir de ces traces issues du XVIe ou du XVIIe siècle, en jouant avec les vides qu’elles offrent comme autant de potentialités narratives, plastiques ou musicales. L’artiste affirme ainsi son désir d’inventer des visions alternatives de l’Histoire qui circulent dans une temporalité non-linéaire, qui redessinent la carte du monde et décloisonnent les identités. Les romancesincertains de Nina Laisné témoignent d’un rapport neuf et libre au baroque.
publication dans la revue trimestrielle
Théâtre/public, n°250, janvier 2024
© Nina Laisné